Les pages précédentes qui traitent de la Confédération et de l’Arrivée du chemin de fer ont tenté de peindre en toile de fond les grands courants dans le monde où allait naitre Rogersville, et de démontrer combien les débuts de l’histoire de Rogersville ont été très étroitement liés à l’histoire du développement du chemin de fer au Canada, et plus particulièrement du chemin de fer Intercolonial. Sitôt la Confédération réalisée, le 1 juillet 1867, la construction du chemin de fer qui relierait Truro, en Nouvelle-Écosse à Rivière-du-Loup, dans la province de Québec, en passant par le Nouveau-Brunswick, devint une des priorités du Gouvernement du Canada. Sandford Fleming, qui avait fait l’arpentage de routes possibles pour ce chemin de fer, fut nommé ingénieur-en-chef de ce projet. Plus d'une douzaine de routes possibles avaient été examinées. En mars 1868, parmi les trois principales routes retenues, celle de la Baie des Chaleurs fut choisie.
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Le projet de la construction de l’Intercolonial était était divisé en quatre grands districts, et réparti en 25 divisions. L'endroit où allait se développer Rogersville, faisait partie de la division ‘R’, ou contrat 21 du district de Miramichi. Elle était d’une longueur de vingt-cinq milles. Elle commençait au sud du pont de la branche sud-ouest de la rivière Miramichi, et se terminait aux environs du Noinville actuel. Le contrat fut accordé à Patrick Purcell en 1870.
Selon les termes du contrat, cette division devait être terminée pour le 1 juillet 1872. Comme ce fut le cas pour plusieurs des contrats de cet immense projet, l’échéancier ne fut pas respecté. Les travaux ne furent terminés qu'en novembre 1874, et l’Intercolonial de Rivière-du-Loup à Truro dans son ensemble fut inauguré le 1 juillet 1876.
Qui furent les premiers entrepreneurs à profiter de la construction cette division de l’Intercolonial, et à obtenir des concessions de terrain, ou des droits d’exploitation ? Le contrat ayant été accordé en 1870, l’arrivée des premiers entrepreneurs peut dater de cette année, ou possiblement pour quelques spéculateurs, aussitôt qu’en 1868. D’où venaient-ils ? Quels contrats décrochèrent-ils ? Quels furent les premiers campements établis? Voilà autant de questions qui restent à élucider. Une invitation est lancée à tout lecteur ou lectrice de nous fournir tout renseignement susceptible d'aider à y répondre.
Les noms de RogersvilleDéjà, en 1876, comme on peut le voir, Forest Station figurait sur une carte incluse à la page 106 de l'histoire de l'Intercolonial cité ci-dessus. Le maitre de poste en était James Harnett qui était également chef de gare.
Carte indiquant Forest Station, premier nom de Rogersville
Forest Station était un établissement bien modeste, si on en croit le récit d’un voyageur qui, en 1877, décrivait l'Intercolonial de Rivière-du-Loup à Halifax :
Dès le 1 février 1877, le nom de Forest Station fut changé à celui de Carleton Station. Ce nom ne fut pas utilisé longtemps, car on peut lire dans le Chignecto Post de Sackville du 8 juin 1882 : "On Monday 12th inst. the name of Carleton Station, was changed to Rogersville."
Voici une liste des bureaux de poste ainsi que que des premiers maîtres de poste tels qu’ils apparaissent dans les archives de Poste-Canada :
Forest Station Établi : 1876-07-01 Maître de poste : James Harnet 1876-07-01 – Carleton Station Maître de Poste : James Harnet … – 1880-08-13 Christopher C. Miller 1881-01-01 – 1882-01-27 David Fontaine 1883-05-01 – Rogersville Maître de poste : David Fontaine … – 1890-12-16 Peter Thibodeau 1891-02-01 – 1897-04-12 Fidèle Richard 1897-09-16 – 1937-06-22 Les premiers colons
Dans une lettre du 10 mai 1871, Mgr Rogers écrivait au Père Richard : "Les ouvriers affectés à la construction de la voie ferrée, étant susceptibles de se déplacer à mesure qu'avancent leurs travaux, il est normal que le missionnaire s'occupe de ceux qui se trouvent sur son territoire." C'est à cette époque qu'un certain nombre de ces travailleurs décidèrent de s'établir à ce qui allait devenir Rogersville. Qui furent ces premiers colons?
On trouve dans les textes du Père Antoine Piana et dans celui du Père Gildas, premiers biographes de Mgr Richard, ainsi que dans un autre texte sans date conservé au Centre d'études Acadiennes, mais qui soit dater de 1955 puisqu'il fait référence aux fêtes courantes du bicentenaire de la déportation qui se déroulaient alors, un passage presqu'identique énumérant ces fondateurs et qui est passé dans la tradition orale du village.
Père Richard les visitait autant que ses nombreuses autres missions le lui permettaient. Ses biographes racontent aux prix de quels efforts et sacrifices lui et ses vicaires exerçaient leur ministère, à partir de St-Louis. Dans le meilleur des scénarios, ils devaient emprunter des routes à peine carrossables, mais par endroits, ils devaient, à dos de cheval, suivre de simples sentiers à travers bois. En belle saison, cela offrait déjà un défi, mais que dire de ces voyages dans les tempêtes d’hiver, ou à l’époque de la fonte des neiges?
En 1871, le Père Richard avait déjà demandé et obtenu la permission de dire la messe dans des maisons de colons, là où il n’y avait pas encore d’église. Père Antoine Piana raconte qu’en 1872, le Père Richard célébra sa première messe dans une "véritable étable de Bethléem "qui "servait en même temps de logis, d’étable, et de chapelle." Le père Boucher parle d’avoir prêché une mission dans une bâtisse en bois rond ayant appartenu à une famille Thibodeau située de « l’autre côté du chemin de fer », donc du côté ouest. Mme Alice (Thibodeau) Arsenault confirme qu'il s'agissait de la maison d'un de ses ancêtres, dans laquelle aurait été célébrée la première messe à Rogersville. On peut également lire dans les annales des Trappistines de juin 1904, qu’à leur arrivée à Rogersville, lorsqu’elles visitèrent la propriété de Hugh Cameron en vue d’y installer leur monastère, elles y trouvèrent ce qui avait servi de chapelle durant la construction de l’Intercolonial. Voici ce qu’écrivait l’annaliste : « Ce que nos mères ignoraient encore, c’est qu’elles venaient de fouler un sol consacré depuis une trentaine d’années à Dieu. À côté de la vieille maison qui allait devenir la résidence de notre chapelain, il y avait une petite habitation qui avait servi d’oratoire à l’époque où l’on construisait la ligne du chemin de fer Intercolonial. C’est là que, pendant huit ans, le P. Vanner, auxiliaire du P. Richard, venait, tous les dimanches, célébrer la messe pour les ouvriers qui travaillaient sur la voie ferrée et pour les premiers colons de Rogersville. » Ces trois descriptions parlent sans doute de la même cabane, qui, alors n'était pas située proche de l'église actuelle, mais plutôt sur la terre présentement occupée par le monastère des Trappistines. Nous savons qu’en 1878, une petite église existait déjà à Rogersville. En 1880, l’abbé Richard jugea bon d’envoyer son vicaire, l’abbé A. A. Boucher y résider. L’abbé Boucher, à partir de Rogersville, continuait d'aider à desservir les paroisses d’Acadieville, de Saint-Ignace, de St-Charles, et de Richibouctou. Le développement de Rogersville ne recevra son véritable élan qu'après que Père Richard en devint le curé en 1885. Pour le moment, il s'agissait de permettre à la colonie de prendre racine. L'action du Père Richard ne s'exerçait pas que dans le domaine religieux. Voici ce qu'en dit le Père Antoine : "Voulant favoriser de tout son pouvoir l’établissement des colonies autour de cette station, il sollicita du gouvernement des concessions de terres, et obtint un arpentage considérable de lots de terres tout le long du chemin de fer, avant même qu’il fut terminé. En 1871 et ‘72 les spéculateurs marchands de bois qui avaient des droits sur ces forêts firent une forte opposition à ses démarches. Ils causèrent beaucoup d’ennuis et de tracasseries aux colons. Le P. Richard fut leur défenseur et leur protecteur et grâce à lui ils obtinrent gain de cause et reçurent plusieurs privilèges de la part des autorités."» L'abbé Boucher se souvient...Une lettre de sa main, datée du 10 mars 1916, et addressée au premier biographe de Mgr Richard, Père Gélas, Trappiste, décrit les défis que rencontraient les premeirs colons de Rogersville, vers 1880. Pour savourer pleinement l'atmosphère de ce qu'était la vie à Rogersville à cette époque, la lettre mérite d'être téléchargée et lue en son entier
Père Boucher parle d’avoir prêché une mission dans une bâtisse en bois rond ayant appartenu à une famille Thibodeau située de « l’autre côté du chemin de fer », donc du côté ouest. Mme Alice (Thibodeau) Arseneau confirme qu'il s'agissait de la maison d'un de ses ancêtres, dans laquelle aurait été célébrée la première messe à Rogersville.
Il parle d’une église qui existait à Rogersville depuis deux ans, ce qui veut dire qu’elle existait déjà en 1878. Peut-on imaginer l’intimité de la première messe de minuit célébrée dans cette petite église, en 1880, avec des chants accompagnés de deux ou trois violons, et « un enfant Jésus acheté à NewCastle .» Père Boucher organise également des brûlis pour nettoyer les branchages et racines qui encombraient encore le centre du village! Par après, durant de nombreuses années, l’espace qui existait entre la rue principale traversant le village et la voie ferrée était encombré d’amas de bois : dormants (sleepers) pour la voie ferrée, poteaux, billots, écorce de pruche qui était vendue pour être utilisées en tannerie. Le long de la voie ferrée, poteaux, dormants, et billots étaient empilés en attendant l'expédition par train
Il parle également d’un grand magasin dirigé par un Miller qui achetait l’écorce et vendait aux colons, puis, sans les nommer, d’autres magasins qui se développèrent. Il mentionne sans élaborer qu’une famine frappa le village vers 1885. Nous reviendrons à cette famine dans un article qui lui sera exclusivement consacré, car sans l’intervention de l’abbé Marcel-François Richard dans cette crise, la colonie de Rogersville aurait bien pu disparaître, entraînant avec elle dans la ruine toute une série d’autres colonies nouvellement fondées.
Un monde en croissance rapide
L’époque des débuts de Rogersville en fut une d’activité fébrile et de croissance rapide dans un monde en changement accéléré qui allait affecter profondément la société acadienne dans son ensemble, mais Rogersville d’une façon particulière.
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Raconte-moi Rogersville...